mardi 5 juillet 2011

(En attendant les bouffons, une lettre de ma grand-mère.)

"La vérité, c’est qu’ils ne croyaient pas, non, ils ne croyaient pas que ces gens, là-bas, si loin, comment dites-vous qu’on les nomme, déjà, c’est terriblement compliqué tous ces termes bizarres, ces consonnes qui s’entrechoquent, pourraient brusquement éprouver l’envie de, comment dire, d’avoir une opinion.

Naturellement, dans l’absolu, avoir une opinion, c’est bien.
Là n’est pas la question.

Ainsi, vous-mêmes, en France, vous pratiquez beaucoup : des pensées, des idées et des opinions, vous en avez à la pelle, au point même que vous faites régulièrement procéder à la mesure de vos opinions au moyen de sondages d’opinion, des fois que vous ne seriez pas bien au courant du contenu de vos propres opinions, ce qui vous permet ensuite d’émettre une opinion sur vos propres opinions et de produire ainsi des méta-opinions. C’est dire si vous êtes des spécialistes.

Toutefois, pour ces gens avec leurs chèvres, leurs montagnes rocailleuses, leur huile d’olive parfumée, leur coeur simple et leur hospitalité légendaire, est-il bien adapté, est-il bien raisonnable de se piquer tout d’un coup d’avoir une opinion ? C’est beaucoup de travail et de responsabilités, une opinion, cela nécessite de solides compétences en gestion de crise, en conduite du changement, en maîtrise de la nouveauté, ne faudrait-il pas qu’ils commencent avant toute chose par apprendre à ordonnancer correctement leurs consonnes ?

Alors on se réjouit, on se félicite, que ces messieurs-dames de l’étranger se soient soudainement dotés d’une opinion et aillent jusqu’à prendre la peine de l’exprimer publiquement est proprement formidable et aussi très mignon, on dirait nous quand nous étions petits. Mais tout de même, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pourquoi se réveiller maintenant ? Est-il bien prouvé qu'ils n'étaient pas mieux dans leur régime autoritaire ? Et puis ce terme de révolution, n’est-ce pas un tantinet exagéré, tout de suite les grands mots, ont-ils pris la Bastille, avec leurs chèvres ?

Bien sûr, ils n’osent pas le dire ouvertement, cependant moi je peux le dire, ma chère, à 86 ans je peux bien dire ce qui je veux, qu’ils viennent me chercher, tu sais que nous sommes de nouveau sur écoute, avons-nous jamais cessés d'être sûr écoute, qu'ils viennent me chercher, donc, je mettrai mes patins à glace sur ma tête en guise de couronne et prendrai mes yaourts au pavot pour me tenir compagnie, qu’on m’interne, qu’on m’enterre, c’est la même chose à mon âge, mais qu'on ne m'empêche pas de dire qu'à leurs yeux, ce n'est rien d'autre qu'un joli spectacle, un printemps folklorique et divertissant.

C’est comme ici, quand le régime est tombé, mais est-il vraiment tombé, qui a vraiment cru, qui a vraiment eu confiance en nous, et qui s’est soucié de ce que nous allions devenir ? Les petits pays sans pétrole ne suscitent qu'un intérêt distrait, je prie chaque jour pour me réincarner en princesse saoudienne. Et aujourd’hui que de nouveau nous avons décollé de la réalité, que les brides de nos chiens ont été rompues tandis que nous dérivons jour après jour vers le royaume monstrueux de nos fantasmes, qui s’en inquiète ? Personne, ou si peu, et je vais te dire pourquoi : nous reprenons simplement le chemin qui a toujours été le nôtre.

Car si nous sommes un jour entrés en dictature, et que cela a duré un certain temps, c’est que nous l’avions bien cherché. Nous étions forcément un peu idiots. De faible volonté. Légèrement consentants. Pour qu’un régime fonctionne, il faut bien que tout le monde y mette un peu du sien, que tout le monde coopère, vois-tu. On ne peut pas tout mettre sur le dos des dictateurs, c’est aussi une affaire de tempérament national. Nous avons été des filles en jupe qui ne crient pas assez fort et nous n’avons rien appris, puisque désormais nous nous promenons chaque soir vêtues des tenues les plus aguicheuses dans les ruelles sombres de la capitale. Et lorsqu’il sera trop tard, ici comme ailleurs, il est déjà trop tard d’une certaine manière, ils diront, eh bien voilà, ce sont toujours les mêmes qui ne savent pas se tenir convenablement, la liberté était un jouet bien trop luxueux pour leurs mains de paysans.

Quant aux militaires qui tirent sur les manifestants, cesse de t’offusquer comme une oie stupide et laisse faire le cours des choses : affirmer je préfère mourir plutôt que de vivre dans ces conditions, voilà la définition de l’authentique esprit révolutionnaire. Fausser les données de l'expérience ne serait pas rendre service à ces gens. Et si au final, ils rentrent chez eux et rangent leur opinion mal dégrossie au placard, c’est qu’au fond, leur régime leur convenait parfaitement. Tout comme à ceux qui les regardent."